« Pour l’instant, pour toujours »

J’ai vu la première fois Madame B. alors que je dirigeais un réseau Précarité, accès aux soins et maladies chroniques graves en Île-de-France, un réseau de santé destiné à l’accompagnement et au soutien des plus vulnérables. Originaire d’un pays du nord de l’Afrique, elle est arrivée en France il y a environ trois ans. Elle a quitté son pays pour échapper à des violences et à une vie qu’elle qualifie pudiquement « d’impossible »… Depuis son arrivée sur notre territoire, elle « galère », d’hébergements temporaires en hébergements d’urgence, tantôt seule, tantôt avec ses filles, ballotées au gré des décisions, parfois contradictoires entre les différents services sociaux, dans différents lieux d’accueil. Elle est en mode survie, ne se préoccupe chaque jour que de savoir quoi manger et où dormir et c’est seulement quand sa tumeur au sein deviendra visible à l’œil nu qu’elle se décidera à aller aux urgences du premier hôpital qu’elle peut rejoindre à pied… 

Lorsque je rencontre Madame B. avec les équipes de notre association, elle a 46 ans. Le diagnostic de cancer est tombé. Depuis cette annonce, elle est sujette à de très fortes angoisses, et c’est l’assistante sociale de sa résidence d’accueil d’urgence qui nous appelle car Mme B. semble être dans un état de sidération et ne peut qu’exprimer le souhait d’en finir. À la suite de l’annonce elle n’a eu aucun contact avec le corps médical ou soignant et refuse « qu’ils s’approchent ».  

Pourquoi tout lui arrive « dessus » et « dedans »? 

Elle donne les coordonnées de son médecin traitant mais aucun rendez-vous en urgence possible : elle ne le consulte que rarement. Lui, de son côté, dit ne rien pouvoir faire, si ce n’est qu’elle doit aller en service de cancérologie en passant d’abord par un service de psychiatrie. Elle ne souhaite pas non plus « repasser » par les services d’urgence de l’hôpital : elle les connaît bien et nous dit qu’elle ira direct en psychiatrie, ce qu’elle ne veut pas. Nous apprendrons plus tard qu’elle a vécu à la rue et qu’elle a fait plusieurs passages en psychiatrie avec, à chaque fois, séparation d’avec ses quatre filles. Aujourd’hui, l’aînée, majeure, est repartie vivre à l’étranger, la seconde est en foyer, et les deux dernières viennent juste d’être placées en famille d’accueil (elles ont dû quitter le foyer résidence où elles étaient avec leur mère). Un placement décidé pour les plus jeunes car, dit-elle, elle « a fait un passage à l’acte devant elles».  

Elle est dépassée par l’annonce de son cancer, dépassée par le placement « en famille » de ses deux dernières filles. Elle vacille, titube, hésite entre « fermer les yeux » et « leur dire » (sa maladie, à ses filles). Elle veut qu’elles sachent que ce n’est pas de sa faute, qu’elle ne voulait pas tout ça, elle ne comprend pas pourquoi tout lui arrive « dessus » et « dedans ». Nous proposerons avec l’équipe un groupe de parole pour ses plus jeunes filles et un soutien psychologique pour la plus grande. Nous lui suggérons de « faire l’annonce » accompagnée des psychologues et infirmières de la structure associative. Elle accepte ces aides « pour elles », mais refuse toute aide en ce qui la concerne et ne veut pas entendre parler de soutien psychologique, ni de visite à l’hôpital pour l’instant. Donc pas de soins non plus pour son cancer.  

Elle « tient bon » 

Elle investit peu à peu le lieu d’accueil de l’association. C’est toujours un temps de partage avec ses filles et les autres personnes malades ou accompagnées. Elle accepte de participer à un groupe de parole avec des pairs aidants. Nous, professionnels de l’association, nous sommes « pressés » par les responsables de sa résidence de la « mettre en soins ». Il nous faut les ramener sans cesse à sa temporalité, à celle qu’elle choisit parce qu’elle sait qu’elle peut la tenir. Pas simple.  

Après plusieurs semaines, elle décide de se faire soigner mais accompagnée par un membre du réseau pour ne pas « y rester » (à l’hôpital). Elle demande que ses filles puissent bénéficier « pour l’instant, pour toujours » d’un placement par l’Aide sociale à l’enfance, mais à la condition de les voir régulièrement. Elle accepte peu à peu que ce soit le psychologue coordinateur de l’association qui la soutienne à l’hôpital et commence alors un bout d’accompagnement avec lui.  

Un an plus tard, elle aura accepté une hospitalisation de jour en psychiatrie. Elle terminera ses traitements, chimiothérapie et radiothérapie, et participera à toutes les activités de l’association.  

Elle cessera de nous solliciter au bout de trois ans. Nous apprendrons, par une de ses filles qui continuera d’être soutenue par une psychologue du réseau, qu’elle « tient bon » et qu’elle n’est plus en psychiatrie… 

Anne Festa